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A quoi peut bien servir la poésie de nos jours ou quelle est sa fonction ?
Il n'est pas moins poignant d'entendre poser une telle question avec défiance par tant de gens stupides que d'y entendre répondre de façon apologétique par autant de niais.
La fonction de la poésie est l'invocation religieuse de la muse.
L'usage de la poésie est déterminé par l'expérimentation d'un mélange d'exaltation et d'horreur que sa présence suscite. Mais "de nos jours" ? Fonction et usage demeurent les mêmes; l'application seule change. Elle pouvait passer autrefois pour un avertissement donné à l'homme, selon lequel il devait rester en harmonie avec la famille des créatures vivantes parmi lesquelles il était né, et cela par obéissance aux désirs de la maîtresse de ce logis. C'est à présent un rappel comme quoi il a dédaigné l'avertissement, bousculé sa maison sens dessus-dessous par de capricieuses expériences en philosophie, science et industrie, et attiré la ruine sur lui-même et sa famille.
"De nos jours" désigne une civilisation dans laquelle les premiers emblèmes de la poésie sont déshonorés ; dans laquelle le serpent, le lion et l'aigle appartiennent au chapiteau du cirque, le boeuf, le saumon et le cochon à la boîte en fer blanc, le cheval de course et le lévrier au pari mutuel et le bosquet sacré à la scierie ; dans laquelle la Lune est réduite au rôle d'un satellite éteint de la Terre et la femme comptée comme "personnel auxiliaire de l'Etat" ; dans laquelle l'argent peut acheter presque tout, sauf la vérité, et presque tout le monde, sauf le poète possédé par la vérité.
Robert GRAVES